Chaque mois d’août, France Culture retransmet les cours que Michel Onfray a donné durant l’année précédente à l’Université Populaire de Caen dans le cadre de sa contre histoire de la philosophie.
Le programme 2013 était consacré à “ceux qui ont rendu possible mai 68 et que réciproquement mai 68 a rendu possibles”. Autrement dit, la pensée de certains intellectuels a imprégné l’époque de façon diffuse jusqu’aux événements de mai. Puis, leur analyse rétrospective a fait de ces penseurs des vedettes, comme ont disait à l’époque, dont les tirages modestes ont monté en flèche. Parmi les auteurs au programme de l’année 2012 – 2013 figurait Guy Debord et son ouvrage “La société du spectacle”.
Pas de malentendu, il ne s’agit pas d’un livre sur le show business mais sur l’aliénation que subit l’homme dans la société de consommation où tout n’est qu’illusion et spectacle.
La société du spectacle – Guy Debord (1931 – 1994)
I – La séparation achevée
Les conditions modernes de production et le développement de l’économie ont transformé la vie et les rapports entre individus en spectacle, c’est à dire en simple apparence. L’homme est dépossédé de sa vie et du fruit de son travail au profit d’une économie devenue autonome. « La séparation et l’alpha et l’oméga du spectacle.»
II – La marchandise comme spectacle
Dans les sociétés d’abondance, si l’homme ne craint plus pour sa survie, il subit un autre type d’aliénation. La domination de la marchandise occupe l’intégralité de l’espace et constitue le spectacle. La marchandise est séparée de ses conditions de production. L’homme méprisé en tant que travailleur est traité avec égard en tant que consommateur.
L’économie devenue autonome n’est plus destinée à satisfaire les besoins réels des individus mais vise son propre règne par création et satisfaction de faux de besoins. Le développement du secteur tertiaire témoigne de la facticité de ces besoins. La valeur d’échange a vaincu la valeur d’usage et dirige désormais l’usage des marchandises dont la consommation vise l’illusion.
Les travailleurs doivent reprendre possession de tous les moments de leur vie et de leur activité et mettre fin à la société du spectacle.
« La où était le ça économique doit venir le je. »
III – Unité et division dans l’apparence
Dans une économie d’abondance, les choix que croient faire les individus sont de faux choix qui portent sur des sujets sans importance.
Le spectacle maintient la misère tout en la démentant, sous forme concentrée ou diffuse. Le spectaculaire concentré réside dans le système capitaliste bureaucratique d’état qui détient le travail social total et revend à la société sa survie en bloc. Il est organisé autour d’un homme, garant de la cohésion totalitaire. « Là où domine le spectaculaire concentré domine aussi la police.» Le spectaculaire diffus se trouve dans l’abondance des marchandises dont la consommation n’apporte que des bonheurs marchands fragmentés.
La possession devient l’usage qui donne à la marchandise sa valeur. Elle suscite un enthousiasme et une soumission de type religieux. Les besoins artificiels de consommation contredisent les besoins sociaux. Les produits suscitant la convoitise perdent leur intérêt dès qu’ils sont accessibles aux consommateurs car ils deviennent des objets de consommation de masse.
IV – Le prolétariat comme sujet et comme représentation
« La bourgeoisie est la seule classe révolutionnaire qui ait jamais vaincu.» Elle a permis à l’économie de s’affranchir du contrôle de l’Etat. Puis ce dernier est devenu son outil d’asservissement social.
Aucune des idéologies appliquées à ce jour n’ont pu venir a bout du spectacle : ni la théorie marxiste qui, par ses justifications scientifiques s’oppose à la prise de conscience du prolétariat et à la pratique révolutionnaire, ni le socialisme utopiste qui croit à une science abstraite dissociée de l’histoire qui doit immanquablement conduire au bonheur, ni l’anarchisme qui bien que refusant l’ensemble des conditions existantes de la vie n’a pas su accéder au pouvoir du fait de sa passion de l’unanimité.
L’organisation du mouvement ouvrier a été négligée par la théorie révolutionnaire qui a emprunté les principes d’organisation de la bourgeoisie en trahissant l’unité initiale du mouvement et le principe du soviet.
Lénine a appliqué en Russie le marxisme par la révolution et de manière autoritaire mettant fin aux illusions démocratiques et aboutissant au spectacle de la représentation ouvrière. La minorité ouvrière et paysanne ne parvint pas à l’avènement des soviets et la bureaucratie s’empara de l’Etat et du pouvoir. Elle recréa une économie autonome dont elle fut le bénéficiaire. Elle constitua la nouvelle classe dominante et imposa par la force une nouvelle perception du spectacle du capitalisme. Cette nouvelle classe totalitaire, bien qu’omniprésente, affirma son inexistence pour devenir invisible et sans existence officielle.
L’autre destructeur du mouvement ouvrier fut le fascisme, réaction de l’économie bourgeoise qui défendait la famille, la propriété privée, l’ordre moral et la nation. Mais son coût l’a condamné face à des formes plus rationnelles de capitalisme.
Après le stalinisme, la bureaucratie, incapable de se libéraliser perdit toute ambition internationale pour ne plus se consacrer qu’au contrôle intérieur des pays qu’elle dominait. Le capitalisme perdit alors un précieux adversaire, un soutien objectif par son opposition. L’illusion léniniste ne persiste plus que sous la forme de trotskisme qui doit sa survie à son éloignement de l’exercice du pouvoir.
Mais le prolétariat existe toujours. « Il demeure irréductiblement existant dans l’aliénation intensifiée du capitalisme moderne : il est l’immense majorité des travailleurs qui ont perdu tout pouvoir sur l’emploi de leur vie, et qui, dès qu’ils le savent, se redéfinissent comme le prolétariat, le négatif à l’œuvre dans cette société.» L’extériorisation du prolétariat dans les syndicats, les partis ou l’Etat l’éloigne de sa conscience de classe. Seule la révolution émanant de l’intérieur de lui-même peut le ramener de la marge au centre de la société. Cette émancipation est possible dans les conseils ouvriers révolutionnaires où seraient élus des délégués responsables devant la base et révocables à tout instant. De telles instances permettraient de mettre fin à l’aliénation des prolétaires et de les faire prendre part à l’histoire. Le mouvement prolétarien, dans une telle organisation révolutionnaire n’a plus à cohabiter avec un pouvoir séparé et en cela nie le spectacle.
V – Temps et histoire
L’évolution des sociétés primitives vit le mouvement historique passer d’un présent perpétuel à un temps cyclique s’affirmant dans les périodes migratoires puis dans l’agriculture sédentaire. A ce stade, la classe dominante commença à accéder à son propre temps, irréversible, celui des événements et de la guerre. Puis les régnants sont définitivement entrés dans le temps irréversible avec l’institution des dynasties et l’apparition de l’écriture supprimant la nécessité de relations entre vivants. Les maîtres du pouvoir évoluant dans un temps orienté, garantissaient au peuple, grâce au mythe qui les légitimait, le temps cyclique.
Puis, le peuple prit à son tour conscience de l’irréversibilité du temps. Les religions du Livre introduisirent un temps irréversible doté de caractéristiques specifiques : le temps est un compte à rebours avant le royaume de Dieu puis il se fige pour l’éternité. Le temps irréversible fut démocratisé au Moyen Age. A la Renaissance, il devint synonyme de fêtes, de jouissances et d’accumulation de connaissances. Il poursuivit sa transformation sous la monarchie absolue pour devenir temps de travail au bénéfice de la bourgeoisie. Le temps irréversible gagna encore du terrain avec la victoire de l’industrie sur l’agriculture, dernière résistance du temps cyclique. Aujourd’hui, le temps irréversible est unifié à l’échelle mondiale et constitue, non pas un temps vécu, mais une mesure de la production de la marchandise dans le spectacle mondial.
VI – Le temps spectaculaire
Le temps de la production n’est pas le champ du développement humain mais une marchandise échangeable. Il perd ainsi sa composante qualitative pour devenir pseudo-cyclique. Il n’est plus rythmé par la nature mais par la pseudo-nature du travail aliéné : le jour et la nuit, le temps de travail et de repos, le retour des vacances… Le temps pseudo-cyclique a été transformé par l’industrie pour devenir à son tour matière première pour d’autres produits tels que des services, des loisirs, des rencontres qui sont des occasions marchandes et artificielles de vivre des moments naturellement rares.
Le temps pseudo-cyclique est spectaculaire. On gagne du temps dans tous les domaines pour le passer à regarder la télévision. L’image sociale de sa consommation présente le temps comme ponctué de moments de loisirs qui constitueraient la vraie vie et dont on attendrait le retour. Mais les fêtes de la vie moderne du temps spectaculaire ne sont pas réellement vécues et n’apportent que déception. L’homme croit vivre sa vie alors qu’il ne s’agit que de pseudo-événements. Le temps de la consommation a perdu tout lien avec le temps de la production. Les travailleurs ont été expropriés de leur temps pour entrer dans le temps-marchandise.
L’existence, de la jeunesse jusqu’à la mort, est niée par le monde moderne dominé par la production. Tout vise a supprimer les effets de la mort et du vieillissement mais sans pour autant remplir la vie.
Dans le contexte spectaculaire de l’époque, le grand style est l’attitude révolutionnaire. Le projet révolutionnaire doit viser des temps vécus par chaque individu, indépendants, irréversibles.
VII – L’aménagement du territoire
La production capitaliste a homogénéisé les marchés du monde entier. Tous les lieux sont devenus équivalents. « La même modernisation qui a retiré du voyage le temps, lui a retiré la réalité de l’espace.» Par le biais de l’urbanisme, le capitalisme a pris possession de l’espace pour en faire un décor rassurant, propice à son développement.
L’urbanisme est utile à la classe dominante, d’une part, pour écarter le risque de rassemblement des travailleurs et ainsi maintenir l’ordre et, d’autre part, afin de rassembler les individus isolés pour les besoins de la production et de la consommation dans les usines, les maisons de la culture, les grands ensembles ou les villages de vacances. L’architecture nouvelle, pour la première fois destinée aux pauvres, traduit la croissance du pouvoir matériel de la société. L’automobile, les autoroutes, les supermarchés ont conduit à une réorganisation de l’urbanisme vers les campagnes de plus en plus loin des villes pour les besoins de la consommation. L’économie a conduit à la décomposition des villes et des campagnes. L’urbanisme a créé des villes nouvelles, hors du mouvement de l’histoire qui habite les villes traditionnelles.
L’idée révolutionnaire vise à reconstruire entièrement le territoire suivant les besoins du pouvoir des conseils de travailleurs et de la « dictature anti-étatique du prolétariat.»
VIII – La négation et la consommation dans la culture
La culture est intégrée à l’histoire. L’art est sorti de l’univers religieux pour prendre son indépendance puis se dissoudre dans le mouvement qui domine l’histoire, grâce à un langage partagé par toute la communauté pour exprimer les événements vécus.
Aujourd’hui, la consommation spectaculaire tente de restructurer l’art en cours de dissolution par des résurgences d’éléments d’anciennes cultures et en niant le rôle de l’histoire. La culture est devenue une marchandise dont le poids augmente sans cesse dans l’économie. Le structuralisme est le mouvement moderne qui permet l’oubli de l’histoire dans la culture. Il est une sorte d’émerveillement devant la dictature d’un système affirmé comme stable. Il est la pensée de l’époque mais ne possède pas le caractère trans-historique que la société lui attribue.
La critique du spectacle ne peut se concevoir sans la pratique révolutionnaire dont elle constitue la théorie. Elle doit posséder son propre langage de la contradiction et de la subversion utilisant le renversement du génitif et le détournement. Le détournement est le contraire de la citation : il possède sa propre cohérence sans être détaché du contexte initial.
IX – L’idéologie matérialisée
L’idéologie est une vision déformée de la réalité qui agit en retour sur le réel. Le triomphe de l’économie autonome a permis la matérialisation de son idéologie et la formation du réel sur son modèle. L’idéologie s’est dissoute dans la société moderne de l’illution et du spectacle où la croissance de la masse des objets et le besoin d’argent s’opposent à la vraie vie et aliènent l’homme. Les individus ne peuvent plus ni se connaitre ni aller à la rencontre de l’autre. Tout se passe dans le monde de l’illusion.
Celui qui subit sa vie et dont le moi est écrasé éprouve un besoin infantile de consommation et de représentation pour compenser ce dont il a été dépossédé.
La critique du spectacle ne doit pas faire de compromis au risque de se perdre. Elle doit savoir attendre. Le conseil est la seule issue pour lier l’homme à l’histoire et l’émanciper de la société inversée qu’est le spectacle.
Commentaires du lecteur
Tout d’abord il s’agit d’un livre difficile, parfois obscure, et assez pénible à lire malgré sa brièveté. Il développe toutefois des points de vue intéressants sur notre rapport à la société et aux biens de consommation : lorsque nous désirons un objet matériel, quelles sont nos motivations profondes ? S’agit-il de disposer de quelque chose qui nous sera utile ou au contraire de parler de nous et de tenir un rôle dans la société ? Lorsque nous avons une idée, par exemple politique, et que nous éprouvons de la sympathie pour celui qui l’exprime le mieux, défendons nous cette idée ou nous contentons nous de la regarder défendre de façon extérieure ? Ne devient-elle pas à son tour un bien de consommation qui nous fait paraitre tantôt progressiste, tantôt réactionnaire suivant l’image que nous voulons donner ? Comment peut-on vivre sa vie pleinement en dehors du spectacle ? La société du spectacle pose des questions qui peuvent nous accompagner dans notre quotidien et nous donner un regard différent sur notre monde.
Par ailleurs, si les critiques sont sévères, les solutions sont succinctes : la révolution pour aboutir aux conseils ouvriers, la dictature anti-étatique du prolétariat. C’est un projet qui parait un peu court.
Mais alors que sa volonté affirmée est de libérer le prolétariat de son aliénation, on peut se demander pourquoi ce texte est écrit de façon aussi inaccessible. Des concepts difficiles peuvent parfois nécessiter un jargon composé d’un vocabulaire spécifique. Mais la société du spectacle me parait être volontairement hermétique ce qui risque de laisser de côté une grande partie des gens que Guy Debord se propose de libérer. Peut-on réellement sortir de l’aliénation en adoptant l’attitude révolutionnaire proposée sans en avoir assimilé les fondements théoriques ? L’engagement politique dans ces conditions ne fait-il pas aussi partie du spectacle ?
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