
L’histoire des sciences est pleine de querelles en paternité. La plus célèbre d’entre toutes fut sans doute celle qui vit s’affronter, par lettres interposées, les deux monstres sacrés des mathématiques du XVIIIème…
Article de fond : brève histoire des mathématiques
Brève histoire du calcul différentiel
- à droite, sir Isaac NEWTON, le père de la mécanique qui porte toujours son nom, président de la Royal Society of London, alchimiste, astronome, philosophe et économiste ;
- à gauche, Gottfried Wilhelm von Leibniz, président de l’Académie des sciences de Berlin, linguiste, historien, juriste, géographe, diplomate et homme de foi.
Qui de ces deux poids lourds des sciences, de ces Mozart des mathématiques, de ces Michel-Ange de l’infiniment petit a inventé le calcul différentiel ? Peut-être ni l’un, ni l’autre ! C’est ce que nous allons voir…
L’histoire du calcul différentiel a commencé bien avant nos deux savants, comme souvent du côté de la Grèce, où sévirent les premiers mathématiciens, et en particulier Thalès, Pythagore, Archimède, Eudoxe de Cnide et Euclide.

Brève histoire du calcul différentiel
Les grecs
Si père du calcul différentiel il y a eu, ce fut sans doute Eudoxe de Cnide. Il développa en effet, mille-cinq-cents ans avant nos deux compères, la méthode dite “d’exhaustion”, ancêtre du calcul intégral (calcul de surfaces), réciproque du calcul différentiel. Cette méthode avait pour objectif de calculer des aires (les quadratures), par des encadrements successifs.
Buttant sur la résolution de la quadrature du cercle, c’est-à-dire l’expression de la surface d’un cercle sous la forme d’un nombre au carré, Euclide puis Archimède décidèrent d’inscrire à l’intérieur du cercle, un polygone dont ils savaient calculer la surface. Un second polygone fut dessiné à l’extérieur du cercle. Cette méthode permit d’encadrer le nombre Pi, le rapport entre cette surface et le rayon du cercle au carré.

La méthode était dite “d’exhaustion”, car l’idée était de réduire, autant que faire se pouvait, la différence entre la surface du polygone et celle du cercle, et ce, jusqu’à l’épuisement. Pour cela, on augmentait progressivement le nombre de côtés du polygone.
Les Grecs voyaient les mathématiques à travers le prisme de la géométrie : un nombre était relié à une mesure, par exemple la longueur d’un segment de droite ; un carré était une surface ; un cube un volume. Voilà pourquoi ils se refusaient de multiplier quatre chiffres entre-eux. Rien dans la nature n’était élevé à la puissance 4 ! Pour les Grecs, une telle multiplication n’avait donc aucun sens.
Archimède parvint à calculer des volumes complexes, comme celui d’une pyramide, en les découpant en tranches : le volume de la pyramide pouvait ainsi être approché en sommant tous les petites tranches (les rectangles sur le dessin ci-dessous). Il s’agit bien d’un prototype du calcul intégral.

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Les périodes romaines et chrétiennes
Les Romains ne brillèrent guère dans l’art des mathématiques. Il fallait bien dire que leur système de notation des chiffres ne facilitait guère la discussion : essayez donc de multiplier MMCCXVII et MMMCXIC ! 472 signa la chute de l’Empire devenu chrétien depuis la conversion de l’Empereur Constantin. Commença une période noire pour les mathématiques occidentaux. On préférait alors s’étriper autour de la question de la divinité du Christ ou de la Sainte Trinité plutôt qu’autour des équation de Diophante.

Aucun progrès majeur ne fut noté pendant plus de mille ans. L’Europe perdit même en grande partie les acquis Grecs. Ce fut dans l’Italie de la Renaissance que les savants, tel Fibonacci, redécouvrirent Archimède et Eudoxe, récupérés heureusement par les Arabes.
Brève histoire du calcul différentiel
Descartes c’est la France
A partir du XIIème siècle, l’Europe adopta les chiffres arabes, le zéro et les nombres négatifs ce qui permit de donner le signal de la Renaissance mathématicienne européenne. Les savants indiens et arabes furent traduits, permettant d’énormes avancées en arithmétique, en algèbre et en géométrie. Avec François Viète, Mathématicien attitré de Henri IV, furent introduites dans les équations des lettres pour désigner les inconnues.
Descartes, l’homme du discours de la méthode, développa ensuite les coordonnées qui portent toujours son nom. Ces coordonnées “cartésiennes” permirent, pour la première fois, de relier l’algèbre à la géométrie. On pouvait maintenant définir sur un graphe à deux dimensions :
- un point C (en rouge) par ses coordonnées : c1 et c2 ;
- ou une droite par son équation algébrique : y = ax+b.

Un système de deux équations à deux inconnues, du type:
- y = a1 x + b1
- y = a2 x + b2
dont la résolution était jusque-là du domaine exclusif de l’algèbre, pouvait dorénavant se résoudre avec la géométrie. Il suffisait de tracer les deux droites associées à ces équations et la solution était le point d’intersection de ces deux droites.
Les fonctions
Le repère cartésien permit l’introduction des fonctions, préalable majeur au calcul différentiel : une variable (y) pouvait être “fonction” d’une autre variable (x). Par exemple, y = x². Le repère de Descartes se trouvait particulièrement adapté au tracé de ces fonctions en exprimant x sur l’axe des abscisses et y sur celui des ordonnées. y = x², par exemple, prend la forme d’une parabole.
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La tangente et la quadrature
Les problèmes qui travaillaient les savants du XVIème siècle furent les mêmes que ceux qui avaient travaillés leurs aînés grecs : la tangente et la quadrature.
La tangente
La tangente à une courbe est une droite qui coupe la courbe en un point et dont la pente est celle de la courbe en ce point. Il y a donc autant de tangentes que de points sur la courbe, c’est-à-dire une infinité. La question est alors de connaitre l’équation générale de la pente de cette droite si particulière qu’est la tangente.

La quadrature
La quadrature consiste à calculer l’aire “sous la courbe”. Plusieurs méthodes existaient et notamment celle des indivisibles, héritée d’Archimède, qui consistait à diviser une surface à calculer “en tranches” que l’on pouvait ensuite sommer. Mais ce fut Fermat qui permit une réelle avancée avec sa méthode dite “d’adégalisation”, l’ancêtre du calcul différentiel. L’idée était de considérer deux points sur la courbe de la fonction y = f(x), de tracer la droite d qui reliait ces deux points et d’en calculer la pente.

Jusque là, rien d’original. Fermat proposa de rapprocher ensuite ces deux points, de telle sorte qu’ils finirent presque par se toucher :
-
- le premier point A avait pour coordonnées a et f(a) ;
- Le second point A’ avait pour coordonnées a+h et f(a+h).
Fermat calcula le rapport [ f(a+h)-f(a) ]/h ; le rapport étant la pente de la droite qui passait par A et A’. Il rapprocha ensuite le point A’ du point A en faisant tendre h vers 0 et obtint ainsi la pente de la tangente.
Par exemple, pour y = x²
On prend deux point A et A’ sur la courbe avec les coordonnées suivantes :
-
- A (x, x²) et
- A’ [(x+h), (x+h)²]
La pente de la droite A’ est alors
-
- P = (x+h)² – x² / (x+h) -x ou
-
- P = x² + 2xh + h² – x²/ h ou
-
- P = 2x h + h²/h ou
- P = 2x +h
En faisant tendre h vers 0, c’est à dire en rapprochant le point A’ du point A, on obtient une pente de la courbe y = x² en A de P = 2x.
Brève histoire du calcul différentiel
Au XVIIème siècle, les mathématiciens ne sont pas encore préparés à accepter des calculs portant sur des quantités infiniment petites. Or la résolution du problème des tangentes en fut un exemple manifeste. Était-il en effet raisonnable de dire qu’une somme infinie de quantités infiniment petites donnât un résultat fini ? Finalement, on était revenu aux questionnements de Xénon qui, dans ces différents paradoxes, posait déjà la question. Le plus célèbre fut celui de l’archer qui décoche une flèche pour atteindre une cible : la flèche va d’abord parcourir la moitié du chemin, puis la moitié de la moitié, puis la moitié de la moitié de la moitié, indéfiniment. Va t-elle un jour atteindre la cible ? Ou, pour poser le problème en termes mathématiques, quel est le résultat de 1/2 + 1/4 + 1/8 + 1/16 … ?
Brève histoire du calcul différentiel
Entrée en scène de Newton et Leibniz
Les fluxions de Newton
Isaac Newton travaillait essentiellement sur la mécanique, et plus particulièrement sur la mécanique céleste. Il eut ainsi l’idée de la force gravitationnelle en recevant une pomme sur la tête. Ces travaux permettront de mettre en équations la gravité, cette force qui exerce son action à distance “qu’il constatait mais se refusait d’expliquer”. Il restait profondément croyant, comme Leibniz d’ailleurs. Pour Newton, les deux problèmes, tangente et quadrature, étaient liés. Newton, en bon physicien, introduisit souvent dans ses calculs la composante “temps” (t), ce que ne faisaient jamais les mathématiciens purs.

Certaines quantités, comme l’altitude h d’un boulet, ou sa vitesse v, ou son accélération a pouvaient en effet varier en fonction du temps : on notait h = f(t). Ces quantités qui variaient en fonction du temps, Newton les nomma “fluentes”. V pouvait ainsi se tracer dans le repère cartésien en fonction de la position du boulet ou du temps. A noter que V était maximum à la sortie du canon, c’est à dire pour t = 0.
Newton pouvait ainsi mettre le temps t en abscisse et par exemple l’altitude h en ordonnées h = f(t). Le boulet entre t1 et t2 passait de l’altitude h1 à l’altitude h2. La vitesse moyenne verticale entre t1 et t2 était alors v = h2-h1/t2-t1. En rapprochant progressivement le point 2 du point 1 Newton obtenait la vitesse instantanée au point 1. Il la nota V'(t) qui se lit “dérivée de la vitesse sur le temps”.
Leibniz
Leibniz fut-il un imposteur ? En tout état de cause, il avait lu Descartes et Fermat. Lui aussi eut l’intuition du lien étroit qui unissait quadrature et tangente.
Leibniz s’intéressa également au paradoxe de Xénon. Pour le philosophe allemand, nous avons une vision macrocosmique de l’Univers. Ce que nous percevons n’est que la somme de petites choses infinitésimales (il reprend l’idée de l’atome de Démocrite et des Épicuriens) imperceptibles avec nos sens. C’est pour cette raison que nous avons l’impression du mal. Comme sur une toile de maître regardée de trop près qui fait apparaître des amas de gouaches. Éloignez-vous et vous verrez la toute beauté du “meilleur des mondes possibles”. Voltaire se moquera de cette vision du meilleur des mondes possibles dans son Candide en dessinant Pangloss sous les traits de Leibniz. Pourtant, cette idée de recul permettant une vision globale est une bonne image du calcul intégral : notre cerveau somme toutes les petites informations qu’il reçoit et nous restitue l’image complète de l’œuvre : il a intégré.

Leibniz trancha la question des sommes infinies : la somme de quantités infiniment petites pouvait bien donner une valeur finie ou pour reprendre sa notation :
∫dy = y
où
-
- dy est une petite variation minuscule de y ;
- et ∫ (qui symbolise un “s”) est la somme de tous ces petits dy.
Ce fut cette notation qui l’emporta sur celle de Newton.
Leibniz étudia aussi le cas où on passait du point A (x,y) au point B (x+dx, y+dy) :
- dx étant l’infime variation de la positon sur l’axe des x et réciproquement ;
- dy étant l’infime variation de la positon sur l’axe des y.

Entre A et B, la pente était
- dy+y-dy/x+dx-x
- = dy/dx
On note toujours aujourd’hui la dérivée dy/dx. Leibniz avait gagné au moins la bataille de la notation.
La controverse avec Descartes
Leibniz exposa le cas y = x² représenté sur le graphe précédent. C’était l’équation d’une parabole passant par l’origine. Lorsque l’on se déplaçait de dx sur l’axe des X, on se déplaçait obligatoirement de dy sur celui des Y.
- y = x², donc
- y + dy = ( x + dx )² ou
- dy = ( x + dx )²- x² = x² + 2xdx + (dx)² – x²
- dy = 2xdx +(dx)² donc
- dy/dx = 2x + dx
Il posa alors que dx, par définition, était infiniment petit et pouvait donc être négligé. Il lui restait :
- dy/dx = 2x (on retrouve le résultat de Newton)
La tangente au point A de la fonction y = x² était donc bien 2x.
Mais pour obtenir ce résultat, Leibniz n’avait pas hésité à faire des calculs portant sur des quantités infiniment petites : il avait ainsi posé que 2xdx/dx = 2x, ce qui ne passait par pour son confrère Descartes qui se refusait à diviser ainsi par des quantités infimes, si petites qu’elles n’existaient pas. De même que pour résoudre les équations du troisième degré, Raphaël BOMBELLI avait eu recours aux nombres imaginaires (qui n’existaient donc pas), Leibniz, pour résoudre la question de la tangente, avait lui aussi dû inventer de nouvelles entités, infiniment petites mais non-nulles ! Les mathématiques appartiennent aux audacieux.
Brève histoire du calcul différentiel
Euler montre que la dérivée de log(x) est 1/x.
On ne peut pas évoquer l’histoire des mathématiques sans parler d’Euler.

Il a trempé partout, géométrie, arithmétique, et, chaque fois, découvert des pépites. Il s’est bien sûr intéressé aux logarithmes comme on l’a déjà vu. Il s’est aussi exercé au calcul différentiel en calculant les dérivées usuelles à la suite des travaux de Leibniz.
Il posa :
- y = log (x)
- y + dy = log (x+dx)
- dy = log (x+dx) – log x
- dy = log ([x+dx]/x)
- dy = log (1+dx/x)
- dy/dx = 1/dx . log (1+dx/x) (puis en ajoutant x/x à droite)
- dy/dx = 1/dx . x/x . log (1+dx/x)
- dy/dx = 1/x . x/dx . log (1+dx/x)
- dy/dx = 1/x . log (1+dx/x) x/dx
Il posa dx/x = n et retrouva, comme par miracle, la formule de Bernoulli (1+1/n)n (voir en fin d’article Du côté des Bernoulli) :
- dy/dx = 1/x . log (1+1/n) n
- Bernoulli avait montré que lorsque n tendait vers ∞, (1+1/n) n tendait vers e.
- Donc dy/dx =1/x × log (e) = 1/x car ln(e) = 1.
- La dérivée de la fonction ln est donc 1/x.
Ce fut à cette occasion qu’Euler donna une très bonne estimation de e (la base du logarithme népérien).
e = 2,7182818284 5904523536 0287471352
Brève histoire du calcul différentiel
En conclusion
Alors, Leibniz ou Newton ? La couronne revient à Fermat et sa méthode d’adégalisation ! En fait, Leibniz et Newton n’ont fait que réinventer Fermat. Leibniz a permis toutefois une notation pratique facilitant le calcul et Newton une application utile en mécanique.
Brève histoire du calcul différentiel
Du côté des BERNOULLI
Jacob Bernoulli (1654-1705), le premier des mathématiciens d’une grande famille italienne qui en donnera 9 de réputation mondiale, s’intéressa aux gains obtenus par des placements de liquidités. Il supposa un placement de 1 franc (ou 1 écu) qui permettrait un gain de 100% au bout d’un an. L’année écoulée, le gain était de 1 franc (100 % de 1 franc). Il y avait alors sur le compte 2 francs (le dépôt initial + le gain).

Mais que se passait-il si une première partie du gain (50%) était versée à mi-année et le reste (encore 50%) en fin d’année ? Au bout de 6 mois, le gain serait de 1 franc × 50% de 1 franc, soit 1.5 franc. En fin d’année, le gain serait de 1.5 × 50 % de 1.5 = 2.25 francs.
Si on assurait un versement de 33% à chaque trimestre, on aurait 2.4414 en fin d’année. Si on versait 1/12 tous les mois on aura 2.613035. Jacob BERNOULLI s’aperçut alors que plus le découpage était fin, plus le montant en fin d’année s’approchait (ou convergeait) d’une valeur particulière. Si on versait 1/365 % chaque jour, on obtenait 2,714567. Cette valeur particulière, bien sûr, c’était la constante d’Euler : e. La formule générale avec n versements (l’année découpée en n parts égales) : [1+1/n]n. On vérifie que pour une année découpée en deux on a (1+0.5)² = 1.5² = 2.25.
Pour la science .fr
En 1708, John Keill (1671-1721), un jeune mathématicien écossais, accuse Leibniz de plagiat dans les Philosophical Transactions à propos de son calcul infinitésimal. Keill soutient non seulement que Newton découvrit ce calcul en premier, mais que Leibniz se l’est approprié, après en avoir changé le nom et la notation symbolique. Cet événement marque généralement le début de la « querelle de priorité » concernant la découverte du calcul infinitésimal. Pourtant, raconte l’historien britannique E. Aiton en 1985, dès la fin décembre 1691, le mathématicien suisse Nicolas Fatio de Duillier (1664-1753) avait, dans une lettre à Huygens, « semé le germe de la célèbre querelle de priorité, exprimant sa surprise quant au fait que Leibniz, dans ses essais sur le calcul dans les Acta Eruditorum, n’avait adressé aucun mot de reconnaissance à Newton. Selon Fatio de Duillier, Leibniz avait tiré son calcul de ce que Newton lui avait écrit sur la question ».
En mars 1692, Leibniz écrit une lettre à Newton, pour la première fois sans intermédiaire. La lettre est courtoise et dépourvue de toute hostilité. Newton lui répond en octobre avec la même courtoisie, affirmant avoir toujours considéré Leibniz comme l’un des « meilleurs géomètres » du siècle. En 1693 paraît le second volume de l’Opera mathematica de Wallis, dans lequel sont reproduites les deux lettres que Newton avait écrites à Leibniz en 1676 (Epistola prior et Epistola posterior). Le premier volume voit le jour peu après et, en 1699, le troisième conclut la publication. Dans une lettre du 20 octobre 1699, Leibniz observe qu’un échange épistolaire entre Newton et lui a été reproduit dans l’Opera de Wallis. Il explique que Wallis lui avait demandé l’autorisation de publier ses lettres et l’avait laissé libre d’intervenir sur ses textes ; Leibniz avait accepté, mais, faute de temps, avait demandé à Wallis de se charger des éventuelles modifications, décision qu’il n’avait pas regrettée.
Pendant ce temps, Fatio de Duillier attaque ouvertement Leibniz dans un de ses travaux, le qualifiant de « second découvreur » du calcul et suggérant sans ambages qu’il a copié Newton. La situation est d’autant plus déplaisante que le texte de Fatio de Duillier est édité avec l’imprimatur de la Royal Society. Leibniz s’insurge et, face à ses remontrances, tant Wallis que le secrétaire de la Royal Society lui présentent leurs excuses.
L’intervention de Keill précipite les événements. N’ayant eu connaissance de l’article de Keill qu’en 1710 (l’article ne fut publié que deux ans après sa présentation à la Royal Society), Leibniz demande au secrétaire de la Royal Society Hans Sloane, dans une lettre datée du 21 février 1711, les excuses de Keill, espérant sans doute le même dénouement qu’avec Fatio de Duillier. Cette fois, cependant, l’affaire est plus compliquée. Keill rallie à sa cause le président de la Royal Society… qui n’est autre que Newton. Ce dernier autorise Keill à répliquer, à préciser les circonstances de ses accusations et à s’exprimer contre Leibniz dans une longue lettre, qui est lue lors de la séance du 24 mai 1711.
La Royal Society communique la lettre à Leibniz sans émettre aucune critique ou réserve. La réponse de Leibniz, en décembre, est ferme, mais non agressive. La Royal Society, après avoir entendu l’avis de Newton, nomme une commission qui étudiera tous les faits liés à ce problème de priorité. Newton lui-même se charge du rapport de la commission. Estimant que le compte rendu est impartial, la Royal Society commande sa publication. Augmenté d’une documentation riche, mais partiale, le rapport est édité en 1712-1713.
Leibniz est à Vienne au moment de ces événements. Il ne prend connaissance du contenu du rapport qu’en 1714, à Hanovre. Il écrit et publie un bref texte anonyme pour sa défense. Par l’intermédiaire de l’abbé Antonio Conti, Leibniz communique encore une fois avec Newton. Il remarque notamment que des membres de la commission nommée par la Royal Society pour rédiger le rapport sont impliqués dans la querelle.
Mais désormais la controverse a pris une ampleur qui dépasse le seul conflit de priorité : interviennent aussi des questions philosophiques générales et des interrogations liées à l’interprétation physique du monde. De surcroît, les revendications légitimes des deux découvreurs sont mêlées aux intérêts politiques et personnels des autres protagonistes du débat.
Lors de sa première visite à Londres, Leibniz avait sans aucun doute jeté un œil aux comptes rendus des mathématiciens anglais conservés à la Royal Society. Et Oldenburg lui avait envoyé des extraits qui concernaient les résultats de certains d’entre eux. Il est presque certain que le jeune Leibniz s’aida de ces documents. Toutefois, ce qu’il a vu et tiré de ces informations n’était pas suffisant pour lui permettre de découvrir le calcul différentiel (c’est-à-dire, nous le verrons, sa version du calcul infinitésimal, voir l’encadré page 84). Aujourd’hui, ces faits, ainsi que des informations liées à la publication des lettres privées de Leibniz et de Newton, ont convaincu les historiens que Leibniz et Newton découvrirent indépendamment le calcul infinitésimal et qu’il est injuste d’accuser Leibniz de plagiat. Retraçons la genèse de la découverte leibnizienne.
Quadratures et tangentes
Bien qu’il ait fréquenté à Iéna les cours d’Erhard Weigel, Leibniz, avant d’arriver à Paris en 1672, n’a qu’une connaissance limitée des mathématiques. À 18 ans environ, il a découvert certains principes du calcul combinatoire (dans la Dissertatio de arte combinatoria), révélant des capacités logico-mathématiques incontestables. Toutefois, il ne manifeste pas cette passion précoce et exclusive pour la discipline qui caractérise nombre des biographies des grands mathématiciens. Plus tard, lorsqu’il sera confronté à « une démonstration typique de géométrie élémentaire » ou à « une longue transformation en algèbre », il ne sera jamais très à l’aise : les erreurs de calcul ne sont pas rares dans ses écrits.
Leibniz corrobore donc la théorie selon laquelle « une instruction formelle accomplie ne peut être obtenue qu’au cours de la première jeunesse ». Néanmoins, selon l’historien J. Hofmann, cette carence formative semble avoir poussé Leibniz « à concevoir des stratagèmes pour enrichir la science de nouvelles méthodes, dans des situations où un esprit doté de capacités normales aurait mené à bien sa tâche » avec conformisme, sans trop se poser de questions.
La rencontre de Leibniz avec Christiaan Huygens est décisive : Huygens lui sert de guide dans l’univers complexe des mathématiques et Leibniz sera toujours reconnaissant au grand scientifique – de 17 ans son aîné – de sa disponibilité à son égard. Dans une lettre, Leibniz évoque avec simplicité et honnêteté l’aide qu’il a reçue :
À cette époque, j’ignorais tout de l’algèbre cartésienne et de la méthode des indivisibles ; je ne connaissais même pas la vraie définition du centre de gravité. Quand je me trouvai à parler fortuitement avec Huygens, je croyais, et je fis état de cette croyance, que la droite menée par le centre de gravité divisait toujours la figure en deux parties égales. Comme cela est évident dans le carré, le cercle, l’ellipse et les autres figures dont l’aire a un centre, je pensais que cela était aussi vrai pour toutes les autres. Huygens rit quand il m’entendit, et me dit qu’il n’y avait rien de plus faux. Excité par cette stimulation, j’approfondis la géométrie, puisque jusque-là, en vérité, je n’en avais lu que les éléments (GB, p. 407).
Au xviie siècle, deux événements renouvelèrent l’intérêt des savants pour l’étude du mouvement : la révolution astronomique, initiée par Copernic et peu à peu consolidée malgré l’Inquisition, et l’apparition d’une nouvelle physique, avec les travaux de Galilée sur le mouvement. En 1638 en effet, Galilée avait introduit l’idée d’un traitement géométrique du mouvement….